Quand Bennett Winter n'était pas derrière le comptoir du Paradiseinn — à jouer sur son téléphone plus qu'autre chose — ou au centre communautaire de Waredwell à réparer du petit électro ou à monter un décor en carton-pâte pour le spectacle annuel, il était très probablement chez lui à faire la fête ou, comme en cette fin d'après-midi, en mission d'approvisionnement pour refaire son stock de boissons alcoolisées — élément indispensable lorsqu'il invitait (ou que s'invitaient) des gens chez lui.
Parce qu'il était comme ça, Bennett: il avait beau avoir la vingtaine, il jouait encore au roi de la fête comme lorsqu'il était ado (ce n'était pas si loin, après tout); à la différence que c'était encore mieux maintenant puisqu'il n'avait plus à attendre que son père soit en voyage d'affaires, il avait son propre chez-lui (payé par le paternel, certes, mais quand même). C'était donc lors de l'un de ces voyages de ravitaillement dans une ville voisine, chez son fournisseur habituel, sur le chemin du retour à Waredwell, que Bennett aperçut le véhicule en rade sur le bord de la route. Le jeune homme dont la voiture était sensiblement alourdie par sa cargaison n'aurait sans doute pas ralenti s'il n'avait aperçu la silhouette esseulée qui flanquait l'engin en panne. Sa première idée ne fut pas de s'arrêter pour proposer son aide, comme l'autre devait sûrement avoir déjà appelé une dépanneuse, mais il se dit qu'en fonction de la réaction de l'inconnu à son approche, soit il passerait son chemin parce qu'il ne semblait pas tomber à point nommé, soit il s'immobiliserait quelques instants et proposerait son aide — en jetant un coup d'oeil sous le capot ou en ramenant l'homme jusqu'à Waredwell, qui était en effet la ville la plus proche. Finalement, Bennett freina et s'arrêta à hauteur du jeune homme. Le moteur toujours ronronnant, il descendit la vitre et se pencha légèrement en avant:
— Ça va? Besoin d'un coup de main? s'enquit-il avec la nonchalance qui le caractérisait. Je peux regarder si je vois le souci, si tu veux? Ou les secours sont déjà en route?
Non pas qu'il se prenait pour un expert en la matière mais comme il avait toujours aimé bidouiller les appareils et qu'il avait déjà ressuscité plusieurs fois sa première voiture (paix à son âme, elle avait fini à la casse trois ans plus tôt, après lui avoir rendu de loyaux services), il se dit que ça ne coûtait rien d'essayer. Et puis si l'autre l'envoyait sur les roses, il ferait comme d'habitude: un haussement d'épaule, comme tu le sens, mec et il serait reparti, lui, au lieu de rester planté là.
Bennett avait toujours été comme ça, prêt à aider dès qu'il le pouvait, que ça soit un ami, quelqu'un qu'il croisait régulièrement, ou un parfait inconnu. Il avait le temps, de toutes manières, il faisait assez frais, ses bouteilles ne souffriraient pas d'un petit arrêt.

Quelle idée j’ai eue ?
Il ferma les yeux et inspira longuement, jusqu’à ce que ses poumons n’en puissent plus. Cette odeur. Une odeur familière qui, un temps, fut rassurante et réconfortante. Une odeur qui, un temps, fut celle avec laquelle il se réveillait chaque matin, avec laquelle il s’endormait chaque soir. L’océan n’était pas loin. Le vent en transportait ses effluves et le ramenait des années en arrière. Douze années en arrière. Cette odeur lui avait manquait. Il le réalisa soudainement. Il fit quelques pas, les yeux toujours fermés, la tête légèrement en arrière, pour chercher la direction du vent et s’interposer aux bourrasques. Waredwell n’était plus très loin. Il rouvrit les yeux et regarda en direction de la voiture de location, inanimée sur le bord de la route, ses entrailles révélées. Il avait ri quelques secondes en se demandant si l’univers lui avait envoyait un signe, lorsque la voiture avait calé et qu’elle avait décidé de refuser de redémarrer. Si près du but. Mais, au final, il avait été bizarrement reconnaissant. Waredwell n’était plus qu’à quelques miles ; s’il fermait à nouveau les yeux et qu’il se concentrait, il pourrait même entendre l’océan le lui dire. Une pause était la bienvenue.
Il planta une cigarette entre ses lèvres et regarda le paquet presque vide. Combien de fois s’était-il dit que c’était le dernier, avant d’en racheter un nouveau quelques heures après ? Les trois dernières, mentit-il dans sa tête, avant d’allumer son briquet. Ses mains étaient tachées de cambouis – il avait tenté de mettre ses compétences en mécanique en action, mais sans outil (et peut-être à cause d’un manque de volonté), il n’avait rien pu faire. Il avait loué la voiture à un bon prix. Il comprenait pourquoi maintenant.
Il referma le capot de la voiture et s’y reposa. Un coup d’œil à son téléphone lui révéla qu’il était sur le bord de cette route depuis presque deux heures trente maintenant. Il n’avait pas appelé de dépanneuse. Il n’avait appelé personne, pas même l’agence de location. Il était resté là, naufragé sans hâte d’être secouru. Deux personnes s’étaient arrêtées, des voitures allant en direction de Waredwell. Chacune d’elle l’avait transi d’une certaine sensation de peur. Et si c’était son frère qui s’arrêtait, faisait descendre sa vitre et plongeait son regard dans le sien, avant de le reconnaître, avant de se reconnaître mutuellement ? Il n’était pas prêt. L’était-il ? Non.
Il avait décidé de laisser le hasard décider de son sort. Il avait décidé qu’il accepterait l’aide de la prochaine voiture qui s’arrêterait. Si elle venait de Waredwell et se dirigeait vers les terres, alors il monterait dedans et retournerait en arrière. Si elle allait vers Waredwell, si elle se dirigeait vers sa ville natale, alors qu’il en soit ainsi. Mais il avait rapidement abandonné cette idée. Le hasard n’y serait pour rien. Intérieurement, il savait qu’il ne pouvait pas faire marcher arrière. Il savait qu’il serait inutile de prendre plus de temps, de réfléchir davantage. Il avait quitté, il y a quelques jours, Government Camp, dans l’Oregon. Il y avait fait ses adieux en sachant qu’il n’y mettrait plus les pieds. Il avait dit au revoir à Julia, et elle aussi savait – ses yeux l’avaient trahie – qu’elle ne reverrait plus son Jo, sauf coup du destin.
La même peur naquit à nouveau au fond de lui quand une voiture s’arrêta – une voiture en direction de Waredwell, réalisa-t-il pendant une seconde, avant d’être aveuglé par l’appréhension. Mais ce ne fut pas Silas, ni El, qui descendit la vitre. C’était un homme qu’il ne connaissait pas. Il s’était demandé, pendant le long trajet qu’il l’avait mené jusqu’ici, s’il reconnaîtrait des habitants de sa ville, et si les habitants qu’il avait connus avant de s’enfuir le reconnaîtrait.
Il tira sur sa cigarette une dernière fois avant d’éteindre le mégot et de le glisser dans une cannette de soda vide qu’il attrapa dans sa voiture, à travers le vitre passager ouverte. Il se pencha ensuite vers l’inconnu ; l’homme avait des yeux captivants, pensa-t-il l’instant d’une seconde, avant de lui répondre avec la désinvolture qui le caractérisait.
– Elle est HS. Tu pourras rien faire, j’ai essayé, dit-il en lui montrant ses mains noires. Par contre, si tu peux me déposer à Waredwell, je dis pas non.

Bennett n'avait aucune idée qu'il s'agissait d'un retour aux sources pour l'autre. L'inconnu avait quitté Waredwell quelques temps à peine après l'arrivée de Bennett en ville — et à l'époque, leur différence d'âge les classait dans des mondes parallèles qui pouvaient se frôler mais ne se seraient jamais touché, sauf si le gamin blond s'était lié d'amitié avec la sœur cadette du jeune homme échoué (mais les premiers mois du garçon délaissé par sa mère avaient été ceux de l'acclimatation).
Aucune raison, donc, pour que Bennett reconnaisse en Jo un Tobin de Waredwell. C'était juste un gars qui n'avait pas eu de chance avec son véhicule.
Un gars qui avait besoin d'un coup de main et ça tombait bien, Bennett était tout à fait le genre à en donner un.
Le jeune conducteur attendit que l'autre ait éteint sa cigarette. Il nota au passage que celui-ci avait déjà dû tenter de ranimer sa voiture, vu l'état de ses mains. Un léger rire secoua les épaules de Bennett qui acquiesça et répliqua:
— Eh bien, monte. C'est ma destination.
Il n'y en avait pas trente-six mille, en même temps, dans le coin, mais il aurait aussi pu traverser Waredwell et poursuivre sa route. Pour aller où? Il n'en savait rien, Bennett n'avait jamais vraiment envisagé de quitter sa ville-refuge, depuis que son père l'y avait ramené, près de treize ans plus tôt. La preuve: au moment d'avoir la possibilité d'aller étudier loin d'ici, Bennett avait préféré décliner et rester. Il savait que l'herbe n'était pas plus verte ailleurs et, surtout, il savait que ça pouvait être pire. Peut-être qu'il ne se sentait simplement pas prêt à affronter le monde, peut-être qu'il ne se sentait pas de taille à se déraciner à nouveau, à s'adapter à une nouvelle vie, un nouveau quotidien. Celui qu'il avait lui suffisait amplement. Étrangement, il préférait la sécurité de Waredwell alors qu'il pouvait se lancer dans des projets insensés qui ne menaient à rien.
— Bennett, se présenta-t-il avant d'ajouter avec un sourire en coin, je te serrerais bien la pince en d'autres circonstances mais là...
Bennett bazarda un magazine qui trainait sur le siège passager et attendit que l'inconnu soit installé avant de redémarrer, prenant la direction de leur point de chute commun.
— Tu veux que je te dépose quelque part en particulier? s'enquit-il, se demandant si le jeune homme connaissait le coin ou s'il avait choisi Waredwell parce que c'était la ville la plus proche et qu'il espérait trouver une solution de secours là-bas, puis, comme il n'était pas du genre à s'embarrasser des manières et se soucier des indiscrétions, Bennett l'interrogea, tout simplement. C'était ton but, Waredwell, ou tu dois aller ailleurs? Ça me dérange pas de pousser plus loin si tu en as besoin. Il faut juste que je dépose quelques trucs chez moi.
Il n'avait pas l'impression d'en faire trop. La moindre distraction était la bienvenue dans la vie de Bennett, après tout, et quoi de plus divertissant que de jouer les taxi pour un type qu'il ne connaissait ni d'Eve ni d'Adam?