@Jo Tobin

Le soleil brillait tant dans le ciel qu’un halo doré se dessinait autour de chaque protagoniste du rêve. Un vent léger soufflait dans l’herbe, faisant voleter la robe d’Eliza Tobin tandis qu’elle peignait quelque chose qu’Eleanor ne pouvait voir, assise à ses pieds, dessinant elle-même dans un petit cahier. En tournant la tête vers sa mère, elle se rendit compte que son visage était flou, que les contours s’étaient brouillés et que son sourire aurait tout aussi bien pu être une grimace. Eleanor fronça les sourcils – peut-être était-ce juste à cause du soleil – puis sourit, oubliant instantanément que ce personnage était sans visage. Bien que fantasmé, ce lieu lui était familier, et la scène lui rappelait un souvenir d’enfance, où ses frères et elle avait pique-niqué un jour de beau temps, avant que la famille n’éclate définitivement. Pour le moment, elle ne voyait pas son aîné – elle ne se souvenait plus ce qu’il était parti faire : chercher le repas dans la voiture ? – ni même Jo, d’ailleurs. Eleanor fronça à nouveau les sourcils. Où pouvait-il bien être passé ? Ils étaient censé passer une bonne journée ensemble et il lui avait promis de jouer avec elle. Ellie se leva, se rendant compte par là-même qu’elle avait sa taille adulte, et non ses mollets maigrelets et ses joues rebondies de ses dix ans. Pourtant, elle portait toujours cette robe à volants bleu ciel qu’elle adorait à cette époque et qu’elle mettait le plus souvent possible, même quand il pleuvait ou qu’il faisait un froid de canard. Elle quitta progressivement la clairière et la femme floue qui peignait toujours sans être dérangée par quoi que ce soit, et entra dans les bois. Le soleil entrait à flots, comme si les troncs étaient étêtés à leurs sommets, ce qui ne perturba pas outre mesure l’Eleanor du rêve.

« Jo ? » commenca-t-elle à crier doucement dans le bruissement de feuilles caractéristique de la forêt qui n’avait pourtant aucune feuille. « Jooooo ? Où es-tu ? » Se passa-t-il quelques minutes ou des jours entiers ? Fit-elle le tour complet de la forêt ou ne parcourut-elle que quelques mètres ? Le temps et l’espace n’avaient aucune prise dans les rêves et Eleanor retrouva bientôt son frère. « Qu’est-ce que tu fais, Jo ? Tu avais promis de jouer avec moi et ça fait des heeeuuuuuuures que je t’attends ! » Elle mit les poings sur ses hanches, faussement fâchée mais tellement heureuse le de voir. Il y avait si longtemps qu’elle n’avait pas rêvé de son frère…  

Il semblait plus grand. Ou peut-être plus vieux. Il y avait en tous cas quelque chose d’étrange dans l’apparence de Jo dans son rêve. Comme si elle ne pouvait le voir – l’imaginer – qu’à l’identique de cette photo de famille, l’une des dernières qu’ils avaient faite, qui ornait sa table de chevet. Etait-il possible que deux êtres partagent le même rêve, mais que le cerveau ne fût pas capable de restituer l’apparence réelle de celui qui le partageait avec nous ? Il semblait avoir conservé le visage de ses vingt ans à peine, cet ovale au sortir de l’adolescence qui restait gravé dans son souvenir, tout en ayant cette apparence qu’elle lui imaginait ses trente ans passés. Encore une fois un personnage brouillé par une mémoire encore trop jeune pour tout reproduire. Mais cette confusion ne dura pas bien longtemps dans ce rêve d’Eleanor, car l’histoire devait suivre son cours, et Jo lui affirmait qu’il était là. C’était tout ce dont elle avait besoin et son sourire le confirma. Il s’étira plus encore quand il lui prit la main. Une sensation réchauffante, comme elle n’en avait pas sentie depuis longtemps, en tous cas pas aussi intensément. Mais cette chaleur s’atténua quelque peu car Jo lui avouait avoir été perdu dans ses pensées, chose qui lui était arrivée souvent ces derniers temps – en tous cas ceux précédant ce rêve-souvenir. Ses frères avaient toujours été un mystère pour Eleanor, d’autant plus du fait de la grande différence d’âge qu’il y avait entre eux ; de l’adolescence face à l’enfance, du jeune adulte face à la toute jeune préadolescente. Ellie avait toujours cru que c’était peut-être à cause de leur père qui leur manquait. En tous cas plus qu’à elle, qui n’en avait quasiment aucun souvenir et n’avait jamais réellement ressenti ce manque qui n’existait tout simplement pas pour elle. C’était l’une des distances qu’elle avait toujours eu avec eux, avec sa mère. Mais Jo avait toujours semblé en cultiver une de plus, une que sa petite sœur était bien incapable d’interpréter…

Eleanor tourna la tête au même moment que son frère et l’excitation la regagna à l’idée de pouvoir enfin jouer avec lui, comme il l’avait promis. Elle fit mine de réfléchir à la proposition de Jo. « C’est vrai que parfois c’est pas du jeu, tu fais exprès de trouver des cachettes dures », lui répondit-elle, faussement contrariée. En vérité, elle adorait le chercher super longtemps. Au moins, c’était plus drôle qu’avec son autre frère, qui faisait un peu moins d’effort. Son attention revint sur Jo quand celui-ci se mit à rire et que le dernier morceau de sa phrase se répéta inlassablement. Il te faudra des années pour me retrouver. On aurait dit que le rêve défaillait, comme un disque rayé sur une platine. L’Eleanor du souvenir se mélangea avec celle du rêve, la petite fille cédant sa place à la jeune adulte. Etait-ce vraiment comme ça que ce jour-là s’était passé ? Jo avait-il réellement dit cela ? Lui avait-il révélé, sans qu’elle s’en rende compte, son projet ? Ou ne l’avait-il compris lui-même qu’à ce moment-là ? « Pourquoi tu voudrais te cacher pendant des années ? », lui demande-t-elle, entre l’innocence de l’enfant et la crainte de l’adulte. « Pourquoi tu ne voudrais pas être trouvé ? »